
La République dominicaine des années 1930 vivait une période charnière de son histoire lorsque Rafael Leónidas Trujillo s’est emparé du pouvoir. Pendant plus de trois décennies, ce militaire de carrière a imposé l’une des dictatures les plus sanglantes des Caraïbes, transformant profondément le pays. Son règne, qui s’étend de 1930 à 1961, a laissé des cicatrices indélébiles dans la mémoire collective dominicaine. Trujillo a façonné tous les aspects de la société, depuis l’économie jusqu’à la culture nationale, tout en maintenant une répression implacable contre ses opposants. Son influence reste palpable dans la République dominicaine contemporaine, où son héritage continue de susciter des débats passionnés.
L’ascension au pouvoir d’un militaire ambitieux

Rafael Leónidas Trujillo a commencé sa carrière dans l’armée dominicaine, gravissant rapidement les échelons jusqu’à devenir chef d’état-major. Sa montée en puissance s’est accélérée en février 1930, lorsqu’une rébellion contre le président Horacio Vásquez a éclaté à Santiago de los Caballeros. Au lieu d’exécuter l’ordre présidentiel de réprimer cette insurrection, Trujillo a choisi de s’allier avec le chef rebelle Rafael Estrella Ureña. Cette alliance stratégique a permis de forcer Vásquez à l’exil et d’ouvrir la voie à la prise de pouvoir de Trujillo.
Les élections organisées en mai 1930 ont constitué une façade démocratique pour légitimer son accession à la présidence. La campagne électorale s’est déroulée dans un climat de terreur, orchestré par les paramilitaires de « La 42 », une milice dirigée par Miguel Ángel Paulin. Les candidats d’opposition, Federico Velázquez et Ángel Morales, ont renoncé à poursuivre leur campagne face aux menaces de mort. Trujillo a manipulé le processus électoral en forçant les membres de la commission électorale à démissionner pour les remplacer par ses fidèles. Le résultat fut sans appel : Trujillo a été proclamé président avec 95% des voix, inaugurant ainsi une ère de pouvoir absolu qui allait durer plus de trois décennies.
L’établissement d’un régime autoritaire implacable
Une fois au pouvoir, Trujillo a instauré un système de contrôle total sur la population dominicaine. Son régime reposait sur trois piliers fondamentaux : la répression brutale, une propagande omniprésente et un culte de la personnalité démesuré. Toute forme d’opposition était systématiquement éliminée, laissant aux dissidents trois options : se soumettre au régime, s’exiler, ou faire face à l’exécution par les sbires du dictateur.
La mégalomanie de Trujillo s’est manifestée par une transformation radicale de la toponymie nationale. La capitale Saint-Domingue fut rebaptisée « Ciudad Trujillo », tandis que le plus haut sommet du pays, le Pico Duarte, devint le « Pico Trujillo ». Des milliers de rues, places, villes et même une province entière portaient son nom. Le paysage urbain était parsemé de statues à son effigie, et il créa même une station de radio à ses initiales, RLTM. Cette propagande envahissante s’accompagnait d’un endoctrinement systématique. Un livret civique, présenté comme un « nouvel évangile », ordonnait aux citoyens : « Aime ta République par-dessus tout. Travaille tous les jours. Paie tes impôts. Envoie tes enfants à l’école. » Le Parti de Trujillo jouait un rôle crucial dans le quadrillage de la population, imposant une identité dominicaine qui stigmatisait les racines africaines du pays.
La transformation économique et sociale du pays
Sous le règne de Trujillo, la République dominicaine a connu une croissance économique considérable, marquée par un processus d’industrialisation accéléré. Des progrès notables ont été réalisés dans les domaines de la santé, de l’éducation, des transports, du logement et du système de retraite. Cette modernisation s’est accompagnée d’avancées significatives sur le plan de l’indépendance économique nationale. En 1941, Trujillo a mis fin à la gestion américaine des douanes dominicaines, bien avant l’échéance prévue de 1956. En 1947, il a libéré le pays de sa dette envers les États-Unis, contractée pour financer des travaux publics durant l’administration américaine.
Cependant, cette prospérité apparente cachait une réalité bien plus sombre. Les conditions de travail demeuraient déplorables, avec des salaires extrêmement bas pour les ouvriers agricoles. Le régime organisait des camps de travail forcé, et tout droit au repos était inexistant. Surtout, cette croissance économique bénéficiait principalement à Trujillo lui-même, qui accumulait et détournait systématiquement les richesses du pays. À la fin de son premier mandat en 1934, il était déjà l’homme le plus riche du pays. Dans les années 1950, sa fortune personnelle était estimée à 800 millions de dollars, faisant de lui l’un des hommes les plus riches du monde à cette époque.
Indicateurs | Avant Trujillo | Pendant l’ère Trujillo |
---|---|---|
Industrialisation | Faible | Développement considérable |
Infrastructures | Rudimentaires | Modernisation significative |
Indépendance économique | Dette envers les USA | Remboursement de la dette en 1947 |
Conditions de travail | Difficiles | Déplorables, travail forcé |
Répartition des richesses | Inégale | Extrêmement concentrée |
La politique étrangère du « Benefactor de la Patria »
Sur la scène internationale, Trujillo, qui s’était auto-proclamé « Benefactor de la Patria » (Bienfaiteur de la Patrie), a mené une politique marquée par l’opportunisme et le pragmatisme. Durant la Seconde Guerre mondiale, il s’est rangé du côté des Alliés et a même accueilli des réfugiés juifs à Sosua en 1940, améliorant ainsi son image auprès des puissances occidentales. Cette façade de bienveillance masquait toutefois une politique intérieure brutale et une hostilité viscérale envers le voisin haïtien.
L’épisode le plus sombre de sa politique étrangère reste sans conteste le massacre de Perejil en 1937. Cette épuration ethnique dirigée contre les Haïtiens vivant en République dominicaine a été orchestrée par l’armée, la police et des civils fanatisés. En cinq jours seulement, environ 20 000 Haïtiens (certaines sources évoquent jusqu’à 40 000 victimes) ont été sauvagement assassinés à coups de machette. Pour identifier les Haïtiens, les bourreaux demandaient aux suspects de prononcer le mot « perejil » (persil en espagnol), sachant que les Haïtiens avaient du mal à prononcer le « r » correctement. Trujillo avait fait fermer le pont frontalier de Dajabon pour empêcher les Haïtiens de fuir. Face aux condamnations internationales, le dictateur a prétendu qu’il s’agissait d’un soulèvement spontané de paysans dominicains inquiets pour leur bétail. Le gouvernement haïtien a finalement accepté une compensation dérisoire de 525 000 dollars, soit environ 26,25 dollars par victime. Cette tragédie a laissé des séquelles durables dans les relations entre les deux pays partageant l’île d’Hispaniola.
L’héritage complexe du trujillisme
L’impact du régime de Trujillo sur la société dominicaine reste profondément ambivalent. D’un côté, son règne a apporté une certaine stabilité politique après des décennies de troubles, ainsi qu’une modernisation des infrastructures et une industrialisation du pays. D’un autre côté, il a instauré un système politique autoritaire qui a profondément marqué la culture politique dominicaine, avec un présidentialisme excessif et un clientélisme endémique qui persistent encore aujourd’hui.
Les conséquences du trujillisme se font toujours sentir dans la République dominicaine contemporaine, tant sur le plan politique que social et culturel. Voici les principales séquelles de cette dictature :
- Une tradition présidentialiste forte, avec peu de contrepoids institutionnels
- Un système clientéliste profondément enraciné dans la culture politique
- Une xénophobie anti-haïtienne institutionnalisée qui persiste dans certains secteurs
- Une méfiance envers l’opposition politique et les mouvements sociaux
- Un contraste marqué entre modernisation des infrastructures et conservatisme politique
La chute du tyran : complot et assassinat
Après trois décennies de pouvoir absolu, le règne de Trujillo a pris fin brutalement le 30 mai 1961, lorsqu’il a été assassiné par un groupe de conspirateurs. Ce complot avait reçu le soutien tacite des États-Unis, la CIA ayant fourni des armes aux conjurés. L’administration américaine, qui avait longtemps toléré voire soutenu le régime de Trujillo en raison de son anticommunisme, avait fini par considérer le dictateur comme un fardeau diplomatique, notamment après ses tentatives d’assassinat contre le président vénézuélien Rómulo Betancourt.
L’assassinat de Trujillo a marqué la fin d’une ère, mais n’a pas immédiatement conduit à l’instauration d’un régime démocratique. Le clan Trujillo a tenté de maintenir son emprise sur le pays, avec Ramfis Trujillo, fils du dictateur, qui a brièvement exercé le pouvoir. Cette période transitoire a été marquée par une répression sanglante contre les conspirateurs et leurs familles, avant que la pression internationale ne force le clan Trujillo à l’exil en décembre 1961.
La République dominicaine post-Trujillo : défis et reconstruction
La transition vers la démocratie s’est avérée longue et difficile pour la République dominicaine. En 1962, Juan Bosch, chef du Parti révolutionnaire dominicain (PRD) et opposant de longue date à la dictature, a remporté les premières élections libres depuis près de cinquante ans. Son gouvernement a immédiatement lancé d’ambitieuses réformes sociales et politiques. Une nouvelle constitution a été promulguée en avril 1963, garantissant des libertés sans précédent en matière de droit du travail, d’égalité hommes-femmes et de protection des fermiers.
Malheureusement, ces réformes ont heurté les intérêts des secteurs conservateurs de la société dominicaine : les grands propriétaires terriens, l’Église catholique et les industriels. Dans le contexte de la Guerre froide, les États-Unis craignaient que Bosch ne suive l’exemple de Fidel Castro. Ces tensions ont culminé avec un coup d’État militaire qui a renversé Bosch après seulement sept mois au pouvoir. Cette instabilité politique s’est poursuivie jusqu’en 1966, avec une guerre civile et une intervention militaire américaine. Joaquín Balaguer, ancien bras droit de Trujillo, est revenu au pouvoir et a gouverné de manière autoritaire pendant douze ans, perpétuant certains aspects du trujillisme. Ce n’est qu’à partir des années 1990 que la République dominicaine a véritablement commencé à consolider ses institutions démocratiques, tout en continuant à lutter contre l’héritage persistant de trois décennies de dictature.